S’immerger dans l’air du temps

Ça y est, c’est devenu inévitable : les muséologues confirment en grande pompe ce que les elfes et les druides auraient pu prédire depuis les fins fonds des temps : la confrontation et la mise à profit de la mécanique immersive, en contexte muséal et pédagogique, sont presque devenues aussi inévitables que la rencontre fatale avec un ogre ou un sorcier dans un quelconque récit celtique. Mais les historiens et les scénographes de musées sont aux prises avec une contrainte que les ogres n’ont pas : ils ne doivent passer qu’un moment dans les méandres de l’imaginaire, pour en revenir toujours, et exactement, aux faits les plus vérifiables. Mais en quoi ce soupçon de poudre de perlimpinpin, soulevé par les nouvelles démarches historiques, peut-il vraiment contribuer à la conquête du savoir d’aujourd’hui?

Payant, endosser le costume?

Les approches immersives, qu’elles soient tournées vers l’apprentissage ou vers le loisir pur, correspondent indéniablement à l’esprit du moment. Les chiffres le prouvent, ici et ailleurs dans le monde, tant par l’affluence des lieux qui cèdent à cette tendance que par les revenus qui en découlent. Lucien Bédard, un des fondateurs de la Compagnie des Habitants de la Nouvelle-France, qui tient le flambeau de l’immersion historique depuis déjà 25 ans, constate que ses congénères de la Belle Province ne se sont éveillés massivement que récemment à cette tendance déjà à l’honneur dans les vieux châteaux européens depuis déjà plus de cinquante ans : « Ils se sont rendu compte que c’est bien beau d’avoir un château et des gens qui viennent visiter, mais quand ils font un festival ou une activité de nature historique à partir du château ou dans le château, plutôt que d’attirer 5000 personnes, ils en attirent 50 000 ou 100 000. ».

Pow Wow à Tourisme Wendake, crédit photo Luc Blain Flickr

Lucien Bédard a pu également remarquer que, même lorsqu’il est question de châteaux et de sites historiques, les attentes des visiteurs sont loin d’être immuables. Avec les nouvelles technologies et la possibilité d’accéder à des sensations toujours plus intenses et interactives par les médias, les nouvelles générations d’explorateurs des lieux historiques, écologiques ou autres, ne veulent plus seulement observer. Pour les motiver à sortir de leur domicile, il leur faut la promesse de situations qui leur en donneront plus que leur écran, qui leur permettront de toucher, de couper avec leur espace-temps quotidien, de participer et même, qui sait, de faire partie de l’histoire :

« Tu ne peux pas te contenter de visiter. C’est pour cela que tu vas vouloir embarquer sur un éléphant, en Asie, ou aller à Bicolline pour vivre toute une expérience durant une semaine. C’est l’événementiel qui fonctionne. En plus, surtout avec les réseaux sociaux et Instagram, aux États-Unis, tu as des trucs comme Burning Man. Ce sont des expériences extrêmes qui sont recherchées, surtout par les jeunes, parce que notre histoire n’est plus seulement vécue : avec les réseaux sociaux, elle doit être spectaculaire! » Lucien Bédard, des Habitants de la Nouvelle-France

Un domaine à conquérir

Et le fondateur des Habitants de la Nouvelle-France constate que les Québécois ont su reprendre du poil de la bête, au cours des dernières années, en tirant profit d’une certaine nostalgie historique qui, il est vrai, tend parfois plus spontanément vers les faits d’armes, les aspects plus romanesques ou ludiques que vers les constats des recherches archéologiques : « Et là-dedans, tu en trouves qui sont prêts à dépenser beaucoup, et de plus en plus, parce que le niveau s’est élevé : avant, les gens faisaient leurs épées avec du ruban adhésif. Aujourd’hui, il y a des artisans qui se sont spécialisés dans les armes en mousse. Il y en a même plusieurs, dont certains exportent leurs épées à travers le monde. J’en connais un qui vend jusqu’en Australie. »

Mais pour que tous ces attirails, et ces méthodes pour entretenir la flamme, résistent à l’outrage du temps, une bonne dose de savoir historique demeure nécessaire. Le président de la Société des professeurs d’histoire du Québec, Raymond Bédard, qui fréquente ce type d’activités depuis déjà quelques décennies, est bien placé pour savoir que les immerseurs doivent maintenant rivaliser de précision et de créativité devant un public de plus en plus averti. Et, s’il se souvient de certains cas où ses élèves en visite lui ont paru mieux formés que les animateurs, il reconnait en avoir recommandé d’autres, décidément dignes de mention, par le doigté et l’érudition dont faisaient preuve les personnages, même devant les questions déroutantes des adolescents : « Évidemment, lorsqu’on fait une activité comme celle-là, que l’on voit que ça fonctionne bien, et qu’en plus, on remarque que les références historiques sont exactes, même nous on peut en apprendre, parce que ces gens ont souvent fouillé un domaine d’histoire spécifique. ».

Une histoire à échanger

Mélanie Deveault, qui est responsable de l’aspect éducatif du Musée McCord Stewart, ajoute que cette tendance plus immersive et interactive touche aussi la programmation de la plupart des musées, chacun à leur manière. Le Musée Stewart s’y est plongé depuis 18 mois, en créant un jeu d’évasion entre ses murs :

« Et je pense que nous sommes loin d’avoir fait le tour de toutes les possibilités de cette tendance à faire l’histoire autrement, pour mettre à profit nos sites et nos collections dans une perspective où le visiteur est engagé. Il est engagé à solutionner des énigmes, mais nous pourrions aller encore plus loin dans cette notion de résolution d’énigme. Oui, c’est ludique, mais cette démarche permet de se poser des questions qui concernent l’histoire aujourd’hui et même à propos du futur. On essaie d’arriver avec des solutions qui sont créatives. ». Mélanie Deveault, du Mudée McCord

Cette ferme volonté de redéfinir la manière de penser l’histoire amène aussi toute une autre façon de repenser le dialogue autour de la table de conception d’une activité. Ainsi, maintenant, les médiateurs culturels, ceux qui ont vu les réactions du public, sont souvent appelés à devenir les interlocuteurs privilégiés des conservateurs de musée : « C’est travaillé de façon plus organique avec les médiateurs culturels. Maintenant, nous sommes en train de définir nos personnages. Est-ce qu’il y aura beaucoup de personnages ? Est-ce que nous jouerons plutôt avec l’ambiance ? Ce sont les paramètres que nous cherchons en ce moment à mettre en place. »

Apprendre par la racine

Crédit photo: Habitants de la Nouvelle-France

Pour rendre l’histoire encore plus vivante, et non pas celle du « dictionnaire Petit Robert qui aurait pris ses définitions dans un livre des Jésuites », Colombe Bourque, directrice générale de L’Hôtel-Musée des premières nations, incite même les guides-animateurs hurons wendats à partager avec leurs visiteurs leurs traditions toujours vivantes : « Une guide m’a expliqué qu’elle allait à la chasse et qu’elle voulait ramener ses porcs-épics ici. Lorsque les porcs-épics sont encore congelés, ils ne sentent rien. Ensuite, on enlève la peau : la guide m’a dit qu’elle, avec les clients, ferait enlever les pics pour qu’elle puisse faire des bijoux avec cela. »

Ainsi, passion vivante et souvenirs du passé redeviennent plus intimement reliés; ils le sont aussi chez les Habitants de la Nouvelle-France, où les participants qui œuvrent encore professionnellement avec le fer, les peaux ou la milice semblent souvent, à Lucien Bédard, avoir une longueur d’avance pour parler des origines de leur métier, en toute cohérence : « Les participants sont assez variés : mon forgeron, par exemple, lui aussi a fait l’armée, mais il travaillait surtout sur des structures métalliques, de façon moderne. Il a travaillé, entre autres, à rénover les stations de métro de Montréal. Lorsqu’ils peuvent s’inspirer de leur métier, ça aide. Il a refait une forge traditionnelle qui a de la gueule. ».

Cette démarche et amène donc à revoir la façon de penser le passé, mais aussi, dans le cas de Mélanie Deveault et du Musée Stewart, de repenser l’avenir, non seulement des espaces muséaux, mais aussi du profil de ceux qui pourraient maintenant avoir envie de partager l’histoire : « On ne leur demande pas nécessairement d’être de bons acteurs. Mais, qui sait, une fois que l’on commence à avoir une offre, il y a peut-être des profils différents qui vont se présenter en disant ‟Moi, ça m’intéresse de devenir un médiateur. Je n’avais jamais vu que l’histoire pouvait être racontée de cette façon. J’aimerais mettre à profit mes talents.” Donc, ça va dans les deux sens : lorsqu’on a une offre, on attire des gens que ça peut intéresser. »

Merci à :

Colombe Bourque, directrice générale chez Tourisme Wendake http://tourismewendake.ca/
Raymond Bédard, président de Société des professeurs d’histoire du Québec et professeur d’histoire depuis plus de 30 ans https://www.sphq.quebec/
Lucien Bédard, cofondateur des Habitants de la Nouvelle-France http://nouvelle-france.ca/
Jared Smith, adjoint à la programmation, Musée de l’aviation et de l’espace du Canada, à Ottawa, https://ingeniumcanada.org/aviation/accueil.php
Mélanie Deveault, chef de l’action éducative, culturelle et citoyenne au musée Stewart, https://www.stewart-museum.org/fr/

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Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.