La collaboration interdépartementale, ça se travaille?

D’un côté, les experts exhortent, arguments en main, à éviter de forcer la main des leaders de département qui refusent obstinément de se la tendre, pour ne pas aggraver la situation. Mais les équipes que rencontre Stéphane Denis, au quotidien, chez Kanatha-Aki, se révèlent beaucoup moins des personnes qui refusent de s’adresser la parole que des silos de gens qui ne savent pas vraiment quoi se dire. Serait-il donc alors possible de viser davantage la découverte mutuelle que l’offensive stratégique contre les guerres de tranchées?

Attention : risque d’implosion!

Le consultant de Bell Nordic Jean-Marc Legentil pointe néanmoins plusieurs situations qui lui semblent les moins propices à une rencontre faisant appel aux habiletés interpersonnelles. Il vise particulièrement celles où les règles de civilité qui devraient être de mise, au quotidien, ne parviennent même plus à l’être : « Donc, si, dans un département, tu as un directeur ou une directrice qui reçoit beaucoup de plaintes de harcèlement de la part de différents employés ou que les personnes qui partent racontent l’avoir fait parce qu’elles n’en pouvaient plus de leur contexte de travail, ce n’est surtout pas le moment de faire le Team Building avec le gestionnaire. Et même s’il n’y a qu’un collègue de travail qui insulte toujours les autres ou qui raconte plein de choses dans le dos des autres, un mégère ou une mégère qui raconte des faussetés, ce n’est pas le moment non plus. »

Les conflits interpersonnels devraient d’abord être réglés entre les personnes directement concernées. Crédit photo: Tim Gouw sur Unsplash

De même, Denis Morin, professeur à l’ESG UQAM, exhorte ceux qui tentent de réaliser une telle idée de s’assurer que le climat est encore assez sain pour parler des enjeux départementaux, ou, à la rigueur, sur les aptitudes à développer. Il n’en reconnaît pas moins l’importance de finir par chercher un terrain neutre, pour aborder les sujets de confrontations du bureau :

« Il faut se demander si on est en présence de conflits de personnalités versus le manque d’habileté. Le manque d’habileté pourrait s’améliorer par une activité.» Denis Morin, professeur de ressources humaines à l’UQAM

Après s’être attaqués aux différents conflits de personnalité et avoir bien identifié les problèmes, les activités de consolidation semblent à monsieur Morin une avenue possible pour entrevoir, ensemble, les solutions possibles aux causes de tensions : « Durant une retraite, on est dégagé du travail. C’est plutôt un ensemble d’activités qui peut amener une réflexion sur le sens du travail. Personnellement, je proposerais de réfléchir d’abord sur le fonctionnement au sein de l’équipe et les conséquences de nos dossiers sur les autres. »

En revenir à un tel climat de collaboration peut toutefois s’avérer complexe, notamment lorsque les personnes concernées manquent de capacité d’introspection ou dont les tâches sont en grande partie individuelles. Dans ce genre de cas, Denis Morin remarque qu’il peut se passer beaucoup de temps avant que les principaux concernés se laissent sensibiliser à l’intérêt de collaborer sur une base plus efficace et cordiale. Si la problématique se révèle plus interpersonnelle que structurelle, il suggère plutôt une discussion derrière les portes closes avec les principaux concernés.

L’art d’établir le dialogue 101

Pourtant, ce ne sont pas tant les conflits intenses ou de longue date minant les équipes de travail qu’observe Stéphane Denis, sur son site de Kanatha-Aki. Il découvre davantage une majorité silencieuse, qui se côtoie, durant des mois et des années, sans nécessairement avoir pris le temps de se connaître, trop occupés qu’ils étaient à consulter leur IPhone durant leurs pauses. Pourtant, observe-t-il, ces gens ne demanderaient parfois rien de mieux que de créer des liens plus cordiaux, s’ils ne craignaient pas de briser un équilibre déjà établi : « On peut sentir parfois quelques manques de dialogue et que les gens n’osent pas trop se parler. Ils sont réservés. Ils ne se lâchent pas comme ça. Il faut aller chercher un peu. »

Il existe aussi des cas où, avec le travail à distance, créer des liens fait parfois partie des nécessités pour parvenir à travailler ensemble convenablement, par la suite. Et parfois, à cause des contraintes logistiques, ces liens doivent se créer rapidement et efficacement. Et Jean-Marc Legentil, malgré toutes ses réticences envers les activités de type Team Building, concède que, pour attendre ce genre d’objectifs, ces activités peuvent avoir toute leur pertinence. Il se souvient notamment du cas où 50 ingénieurs, la moitié à Brossard et la moitié au Brésil, devaient apprendre à développer des mécanismes de collaboration : « Ils ont fait des activités de Team Building. Ils ont commencé à travailler sur la technique, ils ont appris à se connaître. Après, lorsqu’ils sont retournés chez eux, ils ont développé des SCRUMS, par mode agile, tous les matins par vidéoconférence. Parce qu’ils se sont connus et qu’ils se sont côtoyés durant deux ou trois semaines, ils ont une super belle performance parce qu’ils comprennent un peu la dynamique de l’autre. Ce n’est pas seulement une image à travers une télévision. Cela a donc préparé le travail d’équipe. »

Et si on partait sur d’autres bases?

Le simple fait de se connaître facilite la suite des choses. Crédit photo: Stock Snap sur Pixabay

Dans bien des cas, évoque Stéphane Denis, pour aider les uns à s’ouvrir aux autres, enlever une couche de stress suffit. Non seulement les invités qu’il accueille, éloignés de leur source de tensions, laissent tomber momentanément quelques défenses, mais ils se montrent aussi prêts à offrir une version d’eux-mêmes qu’ils aiment bien.

Cela se produit parfois, devant lui, quelques minutes après avoir mis le pied sur son campement. L’exemple le plus frappant qui lui vient en tête à ce sujet est une visite de la part des hauts dirigeants de l’Amérique du Nord de Bell Helicopter : « C’est sûr qu’ils voulaient avoir du plaisir. Et l’amusement, c’est important. Mais ils voulaient aussi créer des liens, alors le fait d’accueillir tout le monde avec la même chaleur et de créer une ambiance de convivialité, c’est ce qui permet de démarrer. C’est là que l’on voit les gens commencer à sourire parce qu’ils se sentent bien. Et quand ils commencent à s’intéresser à ce qui les entoure et à avoir du plaisir, on les voit s’ouvrir. ». Il faut dire que, de manière générale, l’industrie récréotouristique fait de l’art de recevoir et de traiter chaque personne comme un être unique son pain quotidien.

Mais tous les artisans de cette industrie n’ont pas nécessairement les habiletés ou le contexte propice à honorer cette promesse. Stéphane Denis affirme que d’arriver en pleine nature contribue beaucoup à s’autoriser ce climat de tranquillité. Ses propos laissent aussi présager que la culture de l’entreprise, sa taille humaine, voire familiale, et un certain partage des valeurs entre celui qui accueille et celui qui est accueilli y jouent pour beaucoup : « Les gens doivent d’abord sentir le pouls de l’endroit. Ensuite, il y a des questions toutes simples qui font que les gens sentent que l’on s’intéresse à eux et qu’ils sont importants, comme : ‟Bonjour, d’où venez-vous?”. Et j’ai une gratitude envers chaque invité qui vient chez moi, parce que c’est une personne qui a choisi de s’intéresser à la nature et aux animaux. Ça fait du bien de sentir que l’on n’est pas tout seul à y croire. »

Toutes ces raisons pourraient aussi justifier de prendre le temps de sonder si le courant passe, à propos de la culture d’entreprise et de la philosophie des lieux, avant de se lancer dans une telle aventure. Mais même dans cette belle nature, et animé par le désir de transmettre la culture de son site, Stéphane Denis admet que les processus pour ouvrir le dialogue sont loin de tenir de la magie. Ils peuvent prendre une forme assez structurée, même s’il ne s’agit pas d’objectifs présentés point par point aux participants :

« C’est à ce moment-là qu’on fait toute la différence : le fait de s’asseoir, de s’intéresser à eux, de les laisser s’exprimer chacun leur tour en leur passant ce que l’on appelle un ‟bâton de parole”. Donc, tout le monde connaît tout le monde d’office. Après une demi-heure, on sait que l’un a déjà fait de la survie, que l’autre a eu tel métier. Donc, on vient de créer des liens. C’est comme ça que nous arrivons à comprendre à qui nous avons affaire. Parce qu’il y a des gens qui travaillent ensemble, mais qui ne se connaissent pas. Il y a des choses parfois qui font que l’on a des jugements des uns sur les autres parce qu’on ne les connaît pas. Offrir la parole, c’est un cadeau. » Stéphane Denis, animateur chez Kanatha Aki

Surtout, donnez-vous congé des préjugés

Une telle approche, qui oblige à une certaine révélation, peut alors sembler beaucoup moins intrusive que d’autres, auxquelles a pu assister Denis Morin, où le fait de parler des caractéristiques positives des autres était présenté comme un devoir : « Sur papier, le principe est bon. Mais dans ce département, il y avait des gens qui étaient en conflit et qui ne voulaient rien savoir avec cet exercice. Et les gens sont souvent mal à l’aise de se faire catégoriser. On tombe ensuite dans les affinités, ce qui est très sensible. »

Jean-Marc Legentil soutient quand même que les problématiques prioritaires pour lesquels les gestionnaires ressentent le besoin de faire appel à une telle activités ne doivent cependant jamais être perdus de vue, ni dans le choix, ni dans l’animation de celle-ci. Et il constate que, malheureusement, trop de gestionnaires tentent encore d’imposer des ‟moments de détente”, en choisissant des activités qui ne sont pas nécessairement en lien avec les objectifs à atteindre. Il voit aussi des activités qui se terminent sans retour sur les événements …ou avec un retour sur les événements ou avec une animation maladroite. Mais ce sont les cas où des gestionnaires ont tenté d’aplanir les différends en mettant tout le monde en situation de concurrence ou de confrontation qui lui ont semblé les plus incohérents :

Limiter les jugements qui blessent supposent une vigilance de tout instant, crédit photo Fionn Clayon sur Unsplash

« Et, à la fin de la journée, pour récompenser tout le monde, on est allé faire du Go-Kart. Je me suis fait rentrer dedans deux fois. J’ai trouvé ça très frustrant. Tout ce qui est comme une horde de chiens qui se jappent après et qui vont se mordre, tout ce qui est comme ça, c’est vraiment mauvais. »

Des activités qui ne se basent pas sur une concurrence aussi ouverte ne sont cependant pas à l’abri des remarques qui blessent. Et Stéphane Denis remarque que, même dans le cadre d’une proposition qui se veut collaborative, sa vigilance reste toujours de mise pour éviter les jugements qui blessent : « Tout le monde n’a pas la même sensibilité, mais on peut entendre des ‟Tu n’as pas réussi!” qui créent des blessures. Ça dépend de l’éducation. Il y a des gens qui ont entendu de leurs parents depuis toujours ‟Tu n’arriveras à rien!”, ‟Tu n’es pas bon!”, ‟Tu n’y arriveras jamais!”. »

Par contre, une fois bien encadrées, il voit aussi des activités, parfois d’à peine quelques heures, qui amènent les convives à faire directement appel aux forces qu’ils viennent de découvrir chez d’autres et à leur manifester de la reconnaissance : « On escalade à travers un torrent. Il y a le bruit de l’eau. On a de l’eau jusqu’au mollet et il y a de l’entraide. Quand on a fait une heure ou 1h30 de cette activité, il y a des communications qui ont eu lieu et il y a des choses vécues qui les ont sortis du quotidien. » Bien sûr, il existe aussi d’autres formes de jeux collaboratifs, même jouer autour d’une table, pour ceux qui n’ont pas le budget ou l’âme à l’escalade.

Battre le fer quand il est chaud

Et à ceux qui disent que de bien s’entendre ne change rien aux problèmes structurels qui attendent les participants, une fois de retour au bureau, Stéphane Denis rétorque qu’il faut savoir profiter de cette ambiance de complicité pour préparer la suite des choses :

« Alors c’est certain que lorsque l’on vit des expériences, on ne règle pas les conflits à ce moment-là. Mais lorsqu’on a ressenti les bénéfices pour l’ensemble du groupe, on peut s’asseoir et en discuter. » Stéphane Denis

Cette façon de voir permet d’établir les forces, mais peut-être aussi les limites d’un choix d’action de consolidation avisée. Voilà pourquoi Denis Morin propose d’investir son temps, son argent et sa diplomatie dans la création d’une telle activité, surtout lorsque les personnes concernées sont appelées à collaborer rapidement par la suite : « On fonctionne beaucoup avec des affinités émotionnelles et affectives. Cependant, lors de la prestation de travail, il faut se demander si vous travaillez ensemble et, si vous ne le faites pas, quel en est l’impact réel. »

Jean-Marc Legentil mentionne qu’après avoir fait un effort sincère pour mieux arrimer les engrenages défectueux entre les différents départements, il reste un bon bout de chemin à faire pour en arriver à des modes de dialogues plus fonctionnels. Et c’est, à son avis, une fois ces remises au point bien entamées que la consolidation d’équipe pourrait jouer son rôle. Car le temps serait alors plus propice à se manifester le plaisir de former une équipe, que l’on ne prend pas toujours le temps d’exprimer : « On doit apprendre à apprécier le travail de chacun et réapprendre comment notre métier peut être satisfaisant. Et, dans le fond, dans les exercices de Team Building, non seulement il faut avoir du plaisir, mais il faut aussi que ce soit le reflet du genre de bonheur que l’on veut refléter au quotidien, dans la nouvelle façon de fonctionner de l’organisation. ».

En tenant compte de toutes ces précautions et limitations, Jean-Marc Legentil est-il prêt à se laisser convaincre, lui aussi, qu’un moment de bienveillance et d’entraide partagé puisse laisser sa marque sur un climat de travail trop compartimenté? Sa réponse laisse présager qu’avec, non pas une, mais plusieurs actions pour aller dans le sens d’une culture partagée, il deviendrait possible d’entrevoir des liens plus fructueux, même là où la recherche n’ose pas toujours s’avancer : « Et à force de vivre dans ces valeurs, on leur accorde plus en plus d’importance. Les experts disent : « Une culture d’entreprise, ça ne se change pas ». Mais une culture peut changer. Tu ne peux pas briser des silos comme ça, mais si tu fais vivre autre chose, tu fais découvrir d’autres comportements, tu peux alors changer la culture et changer les silos. »

Pour revenir à la base et comprendre d’où proviennent les silos, repartez du début, avec l’article Un climat propice à compartimenter.

Mais reconnaître l’existence et les causes des silos n’est qu’un premier pas. Alors si vous n’avez pas vu passer l’article sur les différentes façons de voir de ces experts sur les façons de mobiliser toute une organisation vers des objectifs communs, retournez lire Et notre raison d’être, dans tout ça?

Et pour commencer par la fin, en cette époque virale, si tout va bien, la semaine prochaine, nous présenterons le premier d’une série d’articles sur la gestion de crise.

Maintenant que les silos sont réglés, quels sera notre prochain défi? Pour le savoir, inscrivez-vous à  l’infolettre.

Print Friendly, PDF & Email
Marie-Hélène Proulx
Fondatrice en 2017 de Portail Immersion, Marie-Hélène est avant tout une passionnée des activités et des loisirs immersifs avec une très grande expérience dans la production de répertoire pour les loisirs et la jeunesse.